Le télétravail, une révolution ?

Je suis un pragmatique, praticien des ressources humaines, je devrais plutôt dire des relations humaines, tant le terme de ressources me semble maintenant tellement vide de sens et inadapté. Car il signifie en réalité que les hommes seraient toujours une variable d’ajustement désincarnée aux yeux d’actionnaires et de financiers très éloignés de la réalité du travail dans les organisations.

Mon agacement est assez fréquent actuellement quand j’entends et lis ce qui peut être dit sur le télétravail, lequel deviendrait, pour certains, l’alpha et l’oméga du travail. Certes, je ne suis pas un expert de ce domaine spécifique mais j’écoute ceux qui le pratiquent ou le vivent et j’entends les risques et dérives qui peuvent en découler.

Même si de grands groupes et leurs DRH communiquent largement sur l’intérêt du télétravail et veulent en faire leur politique, je reste perplexe et dubitatif comme je le suis envers toutes ces modes que dénonçait #Charles Henri-Besseyre des Horts dans un billet récent sur LinkedIn.

Le télétravail n’est certainement pas la nouvelle norme annoncée par quelques gourous et consultants, même si on peut raisonnablement considérer qu’il peut y avoir là un réservoir d’opportunités et de questionnements riches de réflexions pertinentes pour l’avenir des organisations.

Le télétravail recèle en lui-même quantité de risques qui peuvent détruire le collectif déjà si malmené au profit de la montée inexorable de l’individualisme , comme c’est déjà le cas dans nombre de nos interactions et relations sociales.

Faut-il le rappeler, l’entreprise est avant tout une collectivité humaine. Or, ce « j’existe » contre l’autre, avant l’autre, mieux que l’autre contribue à détruire la richesse de l’équipe faite de partage, de rencontres, de soutien, de confrontations, d’enrichissements informels au café ou pendant un repas. Tous ces petits plus non quantifiables qui donnent du sel aux journées et peuvent même leur donner du sens car l’individu, justement, n’est plus seul. Les syndicats aussi s’accordent à considérer que le télétravail constitue une vraie rupture du lien social…

Le télétravail renvoie finalement le salarié à son isolement et à sa solitude, s’il n’est pas pensé en fonction de la culture de l’organisation, des métiers, du travail et surtout du management. Ce dernier doit être questionné profondément, soutenu et formé afin de ne pas rester dans l’injonction coercitive et le contrôle sous la pression du court terme et de l’urgence.

Avec cette pandémie, j'observe que la peur s’est introduite subrepticement dans les entreprises, cela est nouveau. On devrait pouvoir affirmer que la peur n’a pas sa place dans l’exercice du travail…

Le télétravail vient renforcer ces peurs en affaiblissant la relation de proximité, en atténuant l’humanité, l’écoute, l’attention qui constituent l’écosystème dans lequel on agit. Cet écosystème complexe et subtile - qui s’appelle les relations humaines – ne figure certes pas dans les tableaux Excel ou reportings en tous genres. Il peut être imparfait, parfois conflictuel, voire rude mais il aide aussi à se situer, à apporter de l’énergie, de la confiance et du soutien dans les moments difficiles. Cette face cachée du travail a son importance et participe de la performance et de l’efficacité d’une équipe.

Le télétravail n’est pas vraiment une démarche naturelle même si l’on constate un glissement de position des dirigeants, du « défensif craintif » vers « l’offensif institutionnalisé » pour des raisons liées au cout de l’immobilier notamment.

Il y a un nécessaire apprentissage pour en faire, à terme, un avantage compétitif, comme l’envisage, par exemple, l’entreprise Novartis qui dit révolutionner son organisation (Les Echos du 24 février) en offrant à tous ses salariés de pouvoir choisir où et comment ils comptent travailler. Attendons de voir la mise en œuvre dans le temps long. Je ne suis pas certain qu’une majorité de salariés choisisse le travail à distance. A ce sujet, ce n’est pas avec des primes que l’on traitera véritablement cette question mais par un travail en profondeur sur la culture.

Faire évoluer une culture ne se décrète pas et suppose une pensée en profondeur d’abord pour les dirigeants de premier rang puis pour l’ensemble des équipes et particulièrement le management sur ce qui peut unir un groupe humain autour du visible mais surtout de l’invisible, du non-dit, des mythes, des symboles et des cicatrices du passé. La culture quand elle est construite, enrichie, communiquée et partagée donne des repères pour agir.

Au nom des indispensables exigences sanitaires, la ministre du Travail cherche à imposer au maximum le télétravail non sans quelques réserves et réticences des entreprises. La montée des craintes évoquées plus haut reste bien réelle : peur de l’isolement, de perdre son emploi, de la précarité, de ne pas être au bon niveau, de ne pouvoir solliciter de l’aide facilement…

On s’aperçoit d’ailleurs que pendant le premier confinement, l’acceptation du télétravail était relativement facile dans les entreprises qui avaient déjà cette pratique et pour les populations les plus éligibles ou celles qui pouvaient organiser des conditions favorables pour le mettre en oeuvre.

De grandes inégalités sont apparues, pour ne pas dire de grandes souffrances, pour celles et ceux qui se sont retrouvés dans des logements exigus, inadaptés, avec des enfants sans école.

Le temps s’allongeait dans des réunions interminables qui se succédaient toute la journée face à des écrans accentuant la fatigue physique et nerveuse.

La porosité entre vie personnelle et vie professionnelle a vite posé problème même si, dans les plus grandes sociétés, des accords avaient été négociés pour réguler cet équilibre.

La donne a changé au cours du deuxième confinement et après avec des salariés qui souhaitaient revenir sur leurs lieux de travail pour tout ou partie de leur temps, sans, d’ailleurs, que les entreprises y soient toujours particulièrement favorables.

Reconnaissons que la crise sanitaire a modifié profondément la perception du télétravail et l’a rendu sans doute plus accessible et acceptable pour les dirigeants et managers en multipliant les expériences individuelles et collectives.

Toutefois, il convient d’être prudent. Il est encore trop tôt pour parler d’une nouvelle norme du travail à laquelle je ne crois d’ailleurs pas. Le travail à distance ne sera pas homothétique du travail en présentiel, il y a là matière à réfléchir pour toutes les parties prenantes qui vont devoir interroger profondément les pratiques du management. Au-delà des injonctions forcées du moment, qu’en restera-t-il durablement ? Les différentes expériences apporteront-elles des innovations originales autour d’une organisation hybride du travail ? Sommes-nous au seuil d’évolutions profondes pour les stratégies RH ?

Difficile de se prononcer mais la crise sanitaire aura, à l’évidence, amené à porter un autre regard sur le travail et les métiers en introduisant de nouvelles perspectives pour offrir, souhaitons-le ardemment, une meilleure qualité de vie dans son quotidien professionnel.

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