Le dialogue social dans tous ses états

C’est une coïncidence, mais sa force symbolique n’a échappé à personne. A la mi-septembre 2015, la Commission sur « La négociation collective, le travail et l'emploi », présidée par Jean-Denis Combrexelle, préconisait une réforme ambitieuse du droit du travail et du dialogue social. La même semaine, le constructeur automobile Smart obtenait une forte majorité au référendum organisé auprès de ses salariés sur un retour aux 39 heures en contrepartie du maintien de l’emploi. La simultanéité des deux événements illustre la concurrence de plus en plus vive qui oppose le dialogue institutionnel (entre la direction et les syndicats) et le dialogue direct (entre le management et les salariés). La Commission Combrexelle tente de sauver le premier en proposant de le réinventer. La direction de Smart utilise le second pour sortir d’une situation de blocage, au prix d’un camouflet infligé aux syndicats opposés à l’accord. Cette concurrence n’est pas saine. Elle est même au coeur de ce qu’il est convenu de nommer la « crise du dialogue social » en France. Les réformes à venir devraient viser pour objectif de construire une complémentarité harmonieuse, qui remplacerait une rivalité conflictuelle, entre dialogue direct et dialogue institutionnel. Il est permis de douter que ce sera le cas. En recherchant les moyens de débloquer le dialogue institutionnel, mais dans une approche très politique qui laisse le dialogue direct dans l’angle mort de la discussion, le débat ouvert par la Commission Combrexelle risque de passer à côté de l’essentiel. « On ne change pas la société par décret », affirmait le sociologue Michel Crozier. Près de quarante ans après sa publication, ce livre demeure une référence intellectuelle, mais toujours pas un manuel pour l’action.

Alors que notre pays réfléchit à la fois à la réforme de son droit du travail et à celle de ses institutions politiques, la similitude des maux dont souffrent ces deux piliers de notre vie collective est frappante. Dialogue direct du côté de l’entreprise et aspirations à une démocratie participative dans la sphère publique prospèrent sur le terreau d’un dialogue institutionnel, dans le premier cas, et d’une démocratie représentative, dans le second, qui sont à bout de souffle. Dans les deux cas, s’expriment le blocage de la société française et l’incapacité des acteurs élus à instaurer entre eux un dialogue à la fois mature et respectueux. C’est une constante ancienne de la culture latine (à forte tradition contestataire), par opposition à sa cousine anglo-saxonne, de préférer l’affrontement et la victoire par KO de l’adversaire à la recherche du consensus. Elle s’aggrave aujourd’hui d’un phénomène attribué à la révolution digitale, mais qui est à l’oeuvre depuis bien plus longtemps : le pouvoir vertical et descendant est rejeté et de ce fait le leadership, politique, syndical ou managérial, est obligé de se transformer. Radicalement ! La nature du dialogue social évolue au rythme de cette mutation. En 2006, dans son rapport « Consolider le dialogue social », le Conseil économique et social relevait que « la notion de dialogue social est aujourd’hui couramment utilisée mais rarement définie avec précision, les différents acteurs pouvant dès lors lui donner des significations éminemment variables ». En dix ans, ces ambiguïtés n’ont pas disparu. Deux acceptions traditionnelles demeurent.

Tout d’abord, le dialogue social lui-même : dialogue institutionnel (direction-syndicats) et dialogue direct (management-salariés). Ensuite, la négociation sociale, qui s’inscrit dans le dialogue institutionnel, mais qui s’en distingue dans les entreprises où directions et syndicats parviennent à discuter et pas seulement à négocier, par exemple de la stratégie (comme les y encourage la récente loi Rebsamen relative au dialogue social et à l’emploi). Mais un troisième terme a fait son apparition dans ce paysage sémantique : la mobilisation des salariés. Celle-ci assigne à la communication interne un objectif qui va plus loin que le simple dialogue. La mobilisation est au coeur des nouvelles formes d’autorité et de leadership. Elle devient le Sociétal – Le dialogue social dans tous ses états – 7 octobre 2015 3 moteur du dialogue direct. C’est la mobilisation qui percute de plein fouet le dialogue institutionnel et explique parfois son contournement. Dialogue, négociation et mobilisation : la place et l’articulation de ces trois composantes varient selon les entreprises. Ce qui est certain et représente une partie du problème, c’est que la négociation sociale encadrée par la loi, le « dialogue contraint », selon l’expression de l’expert en relations sociales Hubert Landier, se taille la part du lion, envahissant le dialogue social par son volume, son formalisme et sa complexité sans cesse croissants. A l’inverse, la mobilisation des salariés dépend de l’intensité de la culture du dialogue. Traditionnellement, le dialogue direct a toujours semblé plus vivant dans les petites entreprises que dans les grandes : les contacts y sont permanents, les circuits plus courts et la confiance s’y instaure plus facilement. Mais ce constat est en train de changer, sous l’influence des stratégies, de plus en plus ambitieuses et mobilisant des moyens humains et financiers importants, déployées par les grandes entreprises pour animer le dialogue direct et mobiliser leurs salariés. Le dialogue et la négociation institutionnels sont incompressibles. Mais ils n’empêchent pas le dialogue direct de s’épanouir. Au point de n’être plus seulement leur concurrent et de devenir leur antidote ? Là réside le risque. Nul ne sait encore à quel avenir le référendum auprès des salariés, quintessence du dialogue direct, est promis. Il figure de plus en plus dans l’arsenal des directeurs des ressources humaines (DRH), et pas seulement celui de Smart ! Dans la plupart des cas, il reste une arme de dissuasion massive, pour forcer le dialogue institutionnel à produire des accords et rappeler aux syndicats, par la manière forte, leur obligation de ne pas se couper de leur base pour des considérations politiques ou tactiques. Mais il est aussi possible d’imaginer une procédure référendaire déconnectée de la négociation, et de ce fait moins passionnée, qui permettrait de consulter les salariés sur une variété de sujets, concernant par exemple l’organisation du travail, pour lesquels leur adhésion solennelle serait un gage d’efficacité. Le référendum enrichirait alors une autre panoplie : celle des DRH et des directeurs de la communication interne, jadis frères ennemis et aujourd’hui obligés de s’entendre pour susciter l’engagement du corps social. Sans attendre la banalisation du référendum, toutes les occasions sont bonnes et cette panoplie assez garnie pour donner au dialogue direct son plein essor. Il en est ainsi des grands projets de transformation (introduction en Bourse, fusion, acquisition, dérégulation des marchés, relation-client, etc.) comme des initiatives apparemment moins stratégiques mais intéressant les salariés au premier chef (changement d’identité visuelle ou campagne de publicité institutionnelle, par exemple). Le numérique est un facteur d’accélération de cette dynamique, en lui fournissant des outils à la puissance incomparable : Intranet, réseaux sociaux internes (JCDecaux, Dassault Systèmes…), comptes Twitter réservé aux salariés (GrDF), Web-TV (Generali), ateliers participatifs, etc. Le dialogue direct a pour noms pédagogie, co-construction, processus participatifs… Preuve de son caractère stratégique, DRH et directeurs de la communication n’en ont pas le monopole. De plus en plus, les patrons descendent dans l’arène. Et pas seulement ceux, tels Ben Verwaayen (jadis à Alcatel-Lucent) ou Thierry Breton (Atos), pour qui la technologie digitale n’a pas de secrets. On ne peut que se réjouir de la diffusion de ces pratiques, qui importent de la modernité et de l’efficacité dans le management. Mais la créativité et la profusion d’initiatives dont fait preuve le dialogue direct soulignent, par contraste, l’épuisement dont le dialogue institutionnel est malade. Certes, la négociation en entreprise se porte mieux qu’au niveau interprofessionnel et à celui des branches. Adepte de l’opposition systématique sur la scène nationale, la CGT appose sa signature au bas d’une majorité d’accords sur le terrain. Dans la période récente, élus du personnel et directions ont adopté des dispositifs innovants, notamment sur la préservation de l'emploi (Michelin, Renault, et beaucoup d'autres). Mais cela ne suffit pas à dissiper la menace de fossilisation qui plane sur les rapports sociaux en France. Au lieu de donner du sens, le dialogue social devient le théâtre de la défiance. A la responsabilité partagée, mais inégale, des deux parties. Sociétal – Le dialogue social dans tous ses états – 7 octobre 2015 4 C’est du côté syndical que l’autisme social s’est le plus aggravé. Même si toutes les centrales ne sont pas atteintes au même degré et que certaines cherchent à sortir d’une impasse dont elles paient le prix fort en termes d’effectifs et d’influence. Trop souvent, les militants syndicaux peinent à s’émanciper des discours caricaturaux et des injonctions politiques de leurs organisations. L’affaire n’est pas nouvelle : depuis l’après-guerre, la défense du monde du travail porte plus sur les garanties statutaires et uniformes que sur le développement de la richesse humaine ou sur la contribution individuelle des salariés à la performance. Mais les transformations de l’entreprise, notamment en ce qu’elles affectent la nature et l’organisation du salariat, rendent ce décalage insupportable. L’un des auteurs de ce chapitre se souvient de son accueil par les syndicats d’une institution de prévoyance dont il était le nouveau directeur des ressources humaines : « Ici les méthodes du CAC 40 ne passeront pas ! » Aucun de ses collègues, et surtout pas celui d’Air France après les graves incidents de l’automne dernier, ne peut ignorer les rites immuables des négociations, poussés jusqu’à la caricature, faits d’intimidations, de psychodrames, de jeux de rôles prévisibles. Une dépense d’énergie (et de temps) phénoménale. Mais une énergie stérile, comme chaque fois que la forme prend le pas sur le fond. En face, le patronat a bien du mal à assumer sa responsabilité dans l’appauvrissement du dialogue social. Et il s’abrite trop souvent derrière l’archaïsme du discours syndical pour se donner bonne conscience. De plus en plus de dirigeants ont compris que l’affrontement ne donnait rien de bon et cessent de considérer leurs interlocuteurs syndicaux comme des empêcheurs de travailler en rond. Mais il en reste encore beaucoup qui font preuve d’une ingéniosité impressionnante pour en dire le moins possible et qui se jouent des arcanes du droit du travail pour essayer de cantonner la négociation aux seules obligations de la loi. Ce qui est déjà beaucoup ! Ceux-là prennent des risques. Cette stratégie du « dialogue social minimum légal » peut se révéler payante en eaux calmes. Elle est catastrophique dans les tempêtes. Le président de l’UIMM, Alexandre Saubot, reconnaît que sa conception du dialogue social, plus ouverte que celle de beaucoup de ses pairs, s’est forgée dans la crise qui a frappé son entreprise (Haulotte) en 2009. La chute subite de 75 % du marché mondial de la nacelle élévatrice aurait dû l’obliger à mettre la clef sous la porte s’il n’avait pu compter sur le soutien de ses syndicats. Mais ce soutien, il l’a obtenu grâce à l’instauration, lente, patiente et déterminée d’un dialogue social de qualité quand tout allait bien. Il n’est pas question de laisser se creuser le fossé qui oppose un dialogue institutionnel phtisique et un dialogue direct en pleine croissance. Pour une poignée d’avantages tactiques à court terme, cette concurrence distille un poison à action lente mais fatale. Une entreprise publique du secteur de l’énergie qui ouvrait son capital il y a quelques années l’a appris à ses dépens. Elle n’a pas lésiné sur les moyens de communication pour convaincre les salariés du bien-fondé de l’opération. Les syndicats, qui y étaient hostiles, se sont enferrés dans une communication en contre et régressive. Ils ont perdu la bataille, du crédit et de l’audience. Mais la direction n’a remporté qu’une victoire à la Pyrrhus. Engagée peu de temps après dans une fusion délicate, elle ne disposait plus du relais syndical digne de ce nom qui l’aurait aidée à créer le rapport de forces indispensable pour négocier, selon la formule consacrée, un « mariage entre égaux ». Dialogue direct et dialogue institutionnel doivent donc cesser d’être concurrents pour devenir complémentaires. Le rééquilibrage ne se fera pas en bridant le dialogue direct. Au contraire, celui-ci, loin d’être une pratique générale, va continuer de se développer. Les mutations de l'entreprise l'imposent : augmentation des qualifications, recherche de sens, aspirations des jeunes (et des moins jeunes) à des organisations du travail différentes (fin du travail prescrit et déboulonnage des statuts, prime de l’individu sur le collectif), bien-être au travail, droits de la personne, relations avec la Société… Et la révolution numérique le permet. C’est au dialogue institutionnel d’engager sa mutation. Le chantier vise deux objectifs : remettre le salarié au centre ; et accorder à l’entreprise le droit de peindre ce dialogue à ses propres couleurs, quand la puissance publique dicte aujourd’hui sa loi dans plus de 80 % des cas. Les propositions en ce sens sont légion. L’accord majoritaire défendu par la commission Sociétal – Le dialogue social dans tous ses états – 7 octobre 2015 5 Combrexelle (signé par 50 % des syndicats représentatifs et dérogatoire à la loi sur certains sujets) est une piste prometteuse. L’adhésion obligatoire aux syndicats aussi, qui obligerait ces derniers à resserrer leurs liens avec les salariés dans un syndicalisme de services davantage ancré dans le réel. La formation des élus et la gestion des carrières syndicales, promues par l’association Dialogues (en partenariat avec Sciences Po), sont également utiles pour faire bouger les lignes. Pourtant, ce n’est pas le changement des règles du jeu qui permettra tout seul d’instaurer une coexistence harmonieuse entre dialogue institutionnel et dialogue direct. La partie revêt des enjeux plus intangibles mais tout aussi décisifs : l'introduction d'une culture de l'écoute et de l'acceptation des différences et l'abandon, par les différents acteurs, des postures imposées. Ce qui suppose trois conditions :  Instaurer la confiance et le sens du partage. Une entreprise ne produit pas seulement des biens, mais aussi des liens. Le dialogue direct interdit le management par injonction. Changer de stratégie, licencier ou délocaliser, pourquoi pas, mais pas n’importe comment ni dans la précipitation. Le temps humain n’a rien à voir avec le temps financier : il exige l’implication du management et ce dernier ne peut se sentir otage d’une direction qui ne l’associe pas ou qui piétine allègrement des valeurs et des principes laborieusement arrêtés auparavant. La même philosophie doit inspirer le dialogue institutionnel. « Franchir le mur des conflits », selon le titre du livre de David S. Weiss (Presse de l’Université de Laval), c’est faire circuler du sens et accepter d’aller sur le territoire de l’autre et de cheminer ensemble dans un processus de résolution des problèmes. Au sein de l’institution de prévoyance évoquée plus haut, les progrès ont été obtenus à force d’humilité, de respect réciproque et en proscrivant toute tentation de plan caché. Les syndicalistes ont découvert qu’ils étaient considérés pour ce qu’ils étaient, indépendamment de la casquette de leur centrale. Une vision commune de l’avenir de l’entreprise a progressivement émergé. Et surtout, démonstration de la convergence entre dialogue institutionnel et dialogue direct, la communauté managériale a été mobilisée dans la reconstruction des rapports sociaux, celle-ci requérant des hommes émotionnellement forts et capables de prendre des risques.  Investir dans la pédagogie. Pour beaucoup de salariés, l’entreprise est une boîte noire d’où les enjeux, les contraintes ou les mécanismes de marchés ne ressortent pas toujours clairement. Lors des opérations de fusions, d’acquisitions ou d’introductions en Bourse, la problématique sociale est un facteur clé de succès (partenaires sociaux prévenus en amont, information des salariés via les représentants du personnel, traitement immédiat des rumeurs infondées, promotion de l’actionnariat salarié…) Malheureusement, au-delà des obligations légales d’information du comité d’entreprise, elle reste le plus souvent au second plan (sans parler de l’incompatibilité entre le droit du travail et le droit boursier). Mais le dialogue lui-même s’apprend aussi et s’enseigne ! Beaucoup de managers manquent d’une réelle culture en la matière (notamment sur le fonctionnement des appareils syndicaux, trop souvent stigmatisé). Il existe au Canada une école de la négociation fondée sur la connaissance et la compréhension réciproque des intérêts des parties en présence. A quand la généralisation de cet enseignement dans les écoles de management françaises ?  Incarner le dialogue. Trop de patrons rechignent aux rencontres directes, pourtant indispensables à la crédibilité de leur discours. Très à la mode et utiles à la circulation de l’information ou pour faire sauter les bouchons hiérarchiques, blogs et communications numériques ne sont pas suffisants. Rien ne remplace la communication humaine, la rencontre et l’expression entre les hommes, essence du management. Sur ce sujet comme sur bien d’autres, le président ou le directeur général est en première ligne. Trois conditions faciles à exprimer, mais difficiles à satisfaire. Pour une raison très simple qui démontre l’ampleur des réformes à opérer dans les textes, les pratiques et les comportements : réinventer le Sociétal – Le dialogue social dans tous ses états – 7 octobre 2015 6 dialogue social dans l’entreprise, dialogue institutionnel et dialogue direct enfin réconciliés, c’est réinventer l’entreprise elle-même. Tout simplement !

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