Et si l'entreprise avait mal a son âme ?

Je viens de terminer l’histoire de Claire écrite par Stéphanie Dupays[1], belle satire de ce que parfois on peut vivre et faire vivre dans l’entreprise.

Avant elle, François Dupuy[2] dans deux livres avait très bien décrit cette faillite de la pensée managériale quand le management reste un ensemble de questions humaines complexes et plurielles qui interpellent ce que devient le travail.

Dans quelques semaines se tiendra un événement de la Fondation Falret[3], le premier du genre, au cœur du quartier de la Défense sur la santé mentale et la souffrance psychique pour lesquelles la France semble particulièrement en retard.

Sollicité par cette fondation j’aurai le plaisir de participer à une des tables rondes. Après avoir quasiment décliné l’invitation pensant que je n’avais pas grand chose à partager sur ce sujet, je me suis ravisé en repensant à l’histoire de Claire et en me disant que l’entreprise n’était peut être plus ce lieu d’ouverture, de réflexion, de bienveillance et de tolérance que j’avais pu connaître.

Quand je discutais avec le médecin du travail il y a une trentaine d’années, nous parlions de troubles musculo-squelettiques ou gastriques, maintenant il est beaucoup plus questions de troubles psychiques et de burnout !

Il me semble que peu à peu les entreprises ont perdu la maîtrise de l’organisation, confondant allégrement structure et organisation.

On dit communément que l’on va changer d’organisation alors que tout simplement on modifie la structure c’est à dire l’organigramme qui lui, ne dit rien de comment on vit, négocie, communique, sanctionne, transige au sein de l’entreprise pour assurer au quotidien son fonctionnement.

François Dupuy nous rappelle que l'organisation n’est pas dans les règles ou procédures mais bien dans l’utilisation que chacun va en faire.

Ce « vivre ensemble » est le plus souvent le grand absent dans les réflexions des boards ou comex. Il suffit de regarder les ordres du jour de ces cercles de pouvoir pour s’en convaincre.

Pourtant, la logique du but n’est pas celle du chemin qui concerne les postures, attitudes et comportements particulièrement du haut management et de la ligne hiérarchique.

C’est dans cette logique du chemin qu’il doit être question d’exemplarité, de confiance, de valeurs voire de déontologie ou encore d’éthique.

J’aime rappeler aux membres des comités de direction qu’ils appartiennent finalement à une communauté de destin et qu’au delà de représenter leur activité dans une logique d’attribution qui juxtapose fonctions et responsabilités, ils doivent réfléchir à une autre logique : celle de leur contribution individuelle et collective à un intérêt supérieur commun. Encore faut-il que cet intérêt supérieur à partager soit défini, ce n'est pas si fréquent.

Voilà un tout autre positionnement qui donne une nouvelle dimension à leur rôle et suppose un questionnement personnel sans doute plus dérangeant.

Stratégie et politiques managériales ont un impact considérable sur la vie des entreprises, leur dérive fait payer un prix humain important.

La distance qui s’est installée au fil des années entre les centres de pouvoir et la réalité du travail entraîne une forme de déshumanisation dans les prises de décision parfois incomprises par ceux qui les mettent en œuvre ou les subissent.

La financiarisation de l’économie et des entreprises encourage l’hégémonie des indicateurs quantitatifs autour de la productivité ou du retour sur investissement.

Elle donne naissance à un style de management où la place de l’homme devient floue par méconnaissance de qui lui permet de se motiver, de grandir, de se dépasser et tout simplement d’être.

Où est la part de rêve et d’enthousiasme nécessaire à se réaliser quand on ne vise que ses objectifs, abruti par l‘abondance de reportings désincarnés ?

La peur, cette petite mort, est présente y compris chez les hauts dirigeants prisonniers de doutes qu’ils ne peuvent partager, même si peu l’évoque vraiment. Il faut être fort, le silence sur ses états d’âme ou son anxiété est quasi de rigueur.

La parole n’est pas libre, le non dit prend le dessus et trop souvent le management est en pleine cécité émotive.

Où est l’intelligence du cœur quand l’intelligence rationnelle prend le dessus ?

Aurait-on oublié que l’entreprise qui produit nécessairement des biens produit aussi des liens ?

Je me souviens avoir été au début de ma carrière un chef du personnel, nommé quelques années plus tard directeur des relations humaines, au moins ce titre supposait de se préoccuper de la qualité des liens et relations.

Ensuite le mot relation a disparu au profit des ressources, funeste erreur sémantique qui allait permettre de traiter progressivement l’homme comme une ressource à gérer, stocker et déstocker sans état d’âme.

C’est pourtant de la ressource de chacun des hommes que l’on devrait se préoccuper à court, moyen et long terme par la mise en œuvre de politiques pensées dans ce sens.

Si les leaders sont plutôt bien formés et préparés rationnellement, ils le sont beaucoup moins dans leur réflexion sur qui ils sont et veulent être : leur légende, leur empreinte, la qualité du contact qu’ils entretiennent, leur capacité à accompagner et à soutenir, la confiance en eux et celle qu’ils suscitent etc.

C’est dans ce contexte que s’envole le nombre de cas d’épuisement professionnel, de burnout et plus généralement des souffrances psychiques.

Le travail ne rend pas malade, c’est bien lui qui devrait permettre à l’homme de s’épanouir dans sa vie, encore faut-il que le deal avec le salarié soit gagnant-gagnant.

Il y a comme pour le cholestérol du bon et du mauvais stress, le bon fait avancer et mobilise l’énergie, le mauvais génère l’angoisse et affaiblit l’organisme et ses résistances entrainant des changements de comportement révélateur d’un déséquilibre : troubles du sommeil, agressivité, irritabilité voire dépression.

Beaucoup d’entreprises réagissent en mettant en place des moyens parfois considérables, se dotant d’instruments d’analyse et de mesure, de structures d’accompagnement impliquant le management au plus haut.

C’est l’ensemble de l’organisation qu’il faut alors analyser et traiter, l’accumulation de souffrances physiques et le burnout sont le marqueur d’une organisation malade qui nécessite de profonds changements de comportement sans chercher à stigmatiser ou culpabiliser.

Mettre les moyens pour lutter contre le mauvais stress revient sans doute à moins cher que des arrêts maladie à répétition sans parler des effets désastreux sur l’image de l’entreprise.

C’est agir pour restaurer la confiance par de la transparence, mieux responsabiliser les équipes, expliquer clairement le contenu de ce qui change sans oublier de dire aussi ce qui ne change pas, écouter les résistances qui ne sont que de la loyauté à son passé et son vécu, libérer la parole.

Pas de stratégie miracle, de recettes, encore moins de philanthropie dans tout ceci, juste de l’humilité et de la lucidité face à une réalité bien présente.

Celle-ci suppose une confiance dans l’intelligence des hommes, de tous les hommes et une forte volonté portée par le plus haut dirigeant, relayée dans des gestes justes, des actes visibles et reconnus qui n’infantilisent personne.

Le temps de l’homme est long, ingrat et lent, c’est celui du courage d’explorer les zones d’inconfort, de l’humilité d’avouer ses ignorances, du parler au cœur, de l’innovation vers ce que l’on n’a pas encore fait où les maux ne remplaceront pas les mots.

C’est le temps de la contribution authentique à un « être ensemble », à des lieux de vie et pas de survie, à de la sécurité et non de l’insécurité, à de la cohérence entre discours et comportements, au meilleur équilibre possible entre engagement professionnel et vie personnelle.

[1] Brillante, Stéphanie Dupays, Mercure de France 2016

[2] La faillite de la pensée managériale « Lost in management 1 et 2», François Dupuy, Seuil 2011, 2015

[3] Fondation FALRET, Cap sur la santé mentale, D’une bulle à l’autre pour un nouveau regard, 10, 11 et 12 mai, quartier de La Défense

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